Chapitre 23
La ville la plus proche s’appelait Nômes ; c’était, comme toutes celles de la région des plateaux, une petite cité de pierre orange, dont les maisons minuscules étaient construites en glaise séchant au soleil. De loin, on aurait dit une cité de fourmis, une ville construite par un enfant, car tous les bâtiments ressemblaient à de petits pâtés, mais malgré les apparences, Nômes était prospère. Rien de comparable avec Salmyre, bien sûr ; il ne s’agissait que d’une ville de marché, où chaque semaine, se retrouvaient dans les rues des marchands de légumes, de viandes et d’épices, un marché où affluaient les villageois de la région pour vendre leur lait et leur bétail. Mais c’était assez pour que les habitants aient l’air bien nourris, et qu’ils craignent la guerre.
Celle-ci les avait pour l’instant épargnés, mais on ne parlait que des Mérinides qui déferlaient à l’est, des attaques de bandits au nord, et des créatures, bien sûr, des créatures qui avaient détruit trois villages, un peu plus haut dans les plateaux. À part Arekh et ses deux compagnes, aucun réfugié de Salmyre n’était arrivé jusque-là. Personne, à part eux, n’avait réussi à traverser cinquante lieues de désert.
Avant d’arriver, Marikani avait enveloppé ses cheveux d’un turban et maquillé légèrement sa peau à la mode shi-âr : cela pouvait paraître étrange pour une esclave, mais mieux valait qu’on la trouve étrange et qu’on ne la reconnaisse pas.
Il y avait de l’argent dans les sacoches des nomades… et de nombreux bijoux féminins, certains encore tachés de sang. Malgré la nourriture et l’eau, les trois voyageurs étaient épuisés. Même s’ils ne comptaient pas s’attarder à Nômes, ils avaient besoin de repos. Arekh avait, pour quelques piécettes, loué une des petites maisons de glaise et pendant une semaine, Marikani, la petite esclave et lui n’y avaient fait que dormir, boire et manger.
Marikani ne sortait pas – cela aurait été trop dangereux. Arekh faisait de temps en temps le tour de la cité, se familiarisant avec les lieux, regardant les montagnes poussiéreuses et rouges qui s’élevaient vers le nord-est : après tant de désert, n’importe quel relief lui semblait superbe.
Il ne parlait pas à Marikani… encore une fois, il y aurait eu trop à dire. Simplement, il était heureux de la voir, jour après jour, reprendre des forces et du poids.
Elle portait toujours les chaînes. Il ne savait pas ce qu’il allait décider pour elle. Elle ne savait pas quelles étaient ses intentions. Mais la rage d’Arekh, sa haine avaient disparu avec le meurtre des nomades. Il ne sentait qu’une immense lassitude, et d’autres sentiments aussi, qui lui mordaient le cœur et dont il ne savait encore que faire.
Chaque matin, la petite esclave allait acheter des légumes et de la viande au marché, et chaque déjeuner elle cuisinait des ragoûts simples, mais qui, après des jours de farine, de petits gâteaux et d’eau, leur paraissaient délicieux. Enfin, la vie était simple, mais infiniment reposante, et presque belle, après la tourmente à laquelle ils avaient échappé.
Un matin, la petite esclave ne revint pas.
— Où est Non’iama ? demanda Marikani quand Arekh rentra dans la maison.
Arekh sut tout de suite, en regardant la maison vide, qu’il était arrivé quelque chose. Le marché était fermé depuis deux heures, et Nômes n’avait aucune distraction. Il sortit à grands pas et se dirigea vers la place principale, maintenant vide et battue par les vents. Ne voyant personne, il se dirigea vers le chef de la ville, qui vivait avec ses deux femmes dans la plus grande des maisons de glaise.
— Tous les esclaves ont été parqués hors de la ville, dans la caverne aux amphores, expliqua le chef en mâchant une écorce odoriférante dont la ville faisait le commerce. Ordre religieux. Ils devront être conduits aux ruines du temple, là-haut, pour le grand sacrifice…
Arekh resta figé. Entre la chute de Salmyre et l’arrestation de Marikani, il avait complètement oublié cette histoire de rituel, et avait vaguement espéré que l’idée disparaîtrait avec l’incendie de la ville.
Mais tel n’était pas le cas.
— Comment est-ce possible ? demanda-t-il enfin. Laosimba… enfin, le Liseur d’Âmes avait dit qu’il demanderait l’autorisation de Reynes… Il n’a pu faire l’aller-retour si vite.
Le chef haussa les épaules.
— Vous êtes trop instruit pour moi, voyageur. Je sais seulement ce qu’il y a sur la lettre.
La lettre, que toutes les villes de l’ouest avaient reçue – du moins celles auxquelles la guerre ne barrait pas l’accès – expliquait qu’étant donné la montée du mal et la recrudescence des créatures, un Grand Sacrifice allait être réalisé au jour de la conjonction de la Rune de la Captivité et de l’étoile de Fîr… puis suivaient les arguments religieux qu’Arekh avait entendus au conseil et qui lui donnaient la nausée.
La lettre portait le blason du Haut Prêtre de Reynes, elle était datée, signée, et portait la mention du lieu où elle avait été écrite : Ralène, à l’ouest des montagnes, à une quarantaine de lieues de Salmyre.
— Laosimba n’est donc pas reparti à Reynes, commenta Marikani quand Arekh lui porta les nouvelles. Il s’est arrêté dès qu’il a pu et a mis son plan à exécution.
Arekh hocha la tête.
— Il doit mettre la chute de Salmyre sur le compte du mal. Il veut arrêter les créatures…
— Il veut accomplir au plus vite l’acte qui le rendra immortel aux yeux de la postérité, dit Marikani d’une voix tremblante. Je ne sais même pas s’il y croit… J’ignore comment il peut être aussi aveugle… (Elle frissonna et Arekh eut l’impression qu’elle avait la fièvre.) Il faut arrêter ça, Arekh. Il faut arrêter ça… C’est pour cela que j’ai dit à Harrakin… que je lui ai dit…
Elle avait tout perdu, elle était sans argent, sans pouvoir, enchaînée dans une petite maison au milieu de nulle part, et elle voulait arrêter la machine religieuse, une machine à broyer comme même les Mérinides n’auraient pu en inventer… Ce n’était plus de l’optimisme, ou de l’idéalisme, c’était de la folie, pensa Arekh, à moins qu’elle-même ne croie plus à rien et qu’elle prononce simplement ces mots parce qu’il le fallait, comme un rituel, en espérant qu’ils deviennent vérité en étant exprimés.
Et soudain Arekh ne supporta plus de lui voir les chaînes au poignet. Il sortit de la maison, emprunta un marteau et des ciseaux à l’homme qui ciselait les armures destinées aux guerriers qui venaient parfois s’approvisionner à Nômes, et quelques instants plus tard Marikani avait les mains libres. Elle se frotta les avant-bras et le regarda, incertaine.
— D’accord, dit simplement Arekh. De toute manière, j’ai déjà donné ma raison en offrande aux divinités du désert. (Marikani le regarda sans comprendre, et il leva la main dans la direction du nord est.) D’accord. Il faut arrêter ça. Comment ?
Marikani se laissa tomber sur un banc avec un sourire amer.
— J’aimerais, moi aussi, avoir perdu mes derniers lambeaux de raison. Cela me permettrait peut-être de mieux supporter l’inévitable… Car il n’y a rien à faire, n’est-ce pas ?
Arekh crut entendre la voix de Pier. « … dans le grand fleuve de l’humanité, dont il est impossible d’infléchir le cours… »
Non, évidemment, il n’y avait rien à faire. Mais il ne voulait pas le dire tout haut, de manière à ce que ces mots-là ne deviennent pas encore vérité…
— Allons voir où ils ont emmené Non’iama, dit Marikani en se levant.